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Jurisprudence

Réprimer la mendicité contrevient à la dignité humaine

Ce mardi 19 janvier 2021, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Suisse avait violé l’article de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège le respect de la vie privée et familiale en raison d’une amende de 500 francs, convertie en cinq jours d’emprisonnement, infligée à une ressortissante roumaine du simple fait qu’elle mendiait dans les rues de Genève 1).

La requérante, née en 1992, réside à Bistrata-Nassaud, en Roumanie. Elle appartient à la communauté rom. A partir de 2011, elle effectua des séjours à Genève où, ne trouvant pas d’emploi, elle demandait l’aumône avec un gobelet. Des amendes de 100 francs lui furent infligées à neuf reprises entre le 22 juillet 2011 et le 18 janvier 2013. La première fois, la police lui saisit la somme de 16 fr. 75 qu’elle avait sur elle et à deux reprises, elle fut placée en garde à vue durant trois heures chaque fois. Ayant fait opposition à ces amendes, le Tribunal de police du canton de Genève la condamna à une amende globale de 500 francs, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non-paiement de l’amende. Il confirma également la confiscation des 16 francs 75. Ce jugement fut confirmé par la Cour de justice de Genève, puis par le Tribunal fédéral. Elle fut placée en détention provisoire à la prison de Champ-Dollon entre le 24 et 28 mars 2015 pour non-paiement de l’amende.

La requérante a saisi la Cour européenne des droits de l’homme le 17 mars 2015, soutenant que l’interdiction de mendier sur la voie publique avait porté une atteinte inadmissible à sa vie privée en ce qu’elle l’a empêchée de subvenir à son minimum vital compte tenu du fait qu’elle n’a pas d’autres sources de revenu et peut difficilement en avoir, qu’elle est analphabète, extrêmement pauvre et victime de discrimination dans son pays en raison de son appartenance à la communauté rom. 

La Cour confirme l’approche des autorités judiciaires suisses selon laquelle le fait de mendier fait partie de la liberté personnelle, garanti par l’article 10 de la Constitution fédérale. Dans cet arrêt, elle observe que le champ d’application de l’article 8 de la Convention est similaire à cette garantie. La notion de vie privée est large et recouvre le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur. En outre, la dignité humaine est sous-jacente à l’esprit de la Convention et la Cour y a fait référence dans sa jurisprudence également sous l’angle de l’article 8. Selon la Cour, la dignité humaine est sérieusement compromise si la personne concernée ne dispose pas de moyens de subsistance suffisant. En mendiant, l’intéressé adopte un mode de vie particulier afin de surmonter une situation inhumaine et précaire. 

La Cour relève que la loi genevoise sanctionne de manière générale les personnes qui se livrent à la mendicité. Il s’agit d’une mesure radicale qui ne permet pas une véritable mise en balance des intérêts en jeu et sanctionne la mendicité de manière indistincte, indépendamment de l’auteur de l’activité poursuivie et de sa vulnérabilité éventuelle, de la nature de la mendicité ou de sa forme agressive ou inoffensive, du lieu où elle est pratiquée ou de l’appartenance ou non de l’accusé à un réseau criminel.

Comme l’indique le juge qui présidait la Cour, cet arrêt envoie un signal très fort, à savoir que la Convention vise à protéger la dignité humaine de toute personne, même de celles qui – parfois forcées par les circonstances – adoptent un mode de vie rejeté par la «majorité ».

Pierre-Yves Bosshard, avocat au Barreau de Genève, président de l’Association des juristes progressistes

  1. Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 18 janvier 2021 dans la cause Violeta-Sibianca Lacatus c. Suisse (3ème  section)