Chronique parue dans Le Courrier du 28.06.2024
https://lecourrier.ch/2024/06/28/la-convention-protege-les-affiches-caricaturales/
Le 25 juin dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Moldavie avait violé l’article 10 de la Convention, qui garantit la liberté d’expression, pour avoir refusé à une association luttant contre les discriminations le droit d’apposer des affiches illustrées de caricatures sur des panneaux publicitaires de la capitale de l’Etat, Chisinau1.
Au mois de février 2011, le parlement moldave entama des travaux sur une loi anti-discrimination qui suscita des débats dans la société. Les polémiques étaient principalement axées sur l’emploi de l’expression «orientation sexuelle» et la question de l’homosexualité.
En mars 2011, le projet de loi fut retiré du processus législatif. Dans ce contexte, l’association prit part à une Coalition non-discrimination, réunissant plusieurs organisations non gouvernementales. L’association fut chargée d’un projet de mise en place d’un numéro d’assistance gratuit en matière de discrimination. Le 6 décembre 2011, la coalition demanda à la mairie de Chisinau d’autoriser l’affichage sur les panneaux publicitaires urbains d’une information sur l’existence du numéro d’assistance en question. L’affiche comportait des caricatures représentant des personnes, à savoir deux hommes se tenant par la main, un homme noir, une femme âgée, une femme enceinte, une personne en fauteuil roulant et un couple censé évoquer des Roms.
Après avoir consulté des représentants des groupes sociaux concernés, notamment l’association des Roms et l’alliance des organisations de personnes en situation de handicap, la mairie rejeta la requête pour le motif que l’affiche était de nature à diviser la société en catégories et groupes sociaux. Les recours formés contre cette décision furent rejetés par les autorités judiciaires moldaves.
La Cour observe que la garantie de l’article 10 de la Convention englobe la liberté d’expression artistique qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes et que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social. La Cour rappelle le principe fondamental que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. La liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’ouverture d’esprit, sans lesquels il n’est pas de société démocratique. Les exceptions à cette liberté appellent en conséquence une interprétation étroite et le besoin de la restreindre doit être établi de manière convaincante2.
Cependant, la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), pour autant que l’on veille à ce que les formalités, conditions, restrictions ou sanctions imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi3.
Dans le cas particulier moldave, la Cour constate que l’association requérante est une organisation de défense des droits et que, sur son affiche, les caricatures étaient accompagnées d’un texte invitant les catégories concernées à appeler un numéro gratuit d’assistance en cas de discrimination. Le but recherché n’était pas d’insulter, de ridiculiser ou de stigmatiser les catégories vulnérables de la population ou, de manière générale, de promouvoir insidieusement un discours de haine et d’intolérance. Pour le surplus, l’affiche litigieuse, qui comportait un message anti-discrimination clair et intelligible, ne pouvait avoir un effet inverse à celui recherché et favoriser ou excuser les discriminations à l’encontre des communautés représentées, voire inciter l’hostilité et le ressentiment à leur égard.
Cet arrêt vient apporter un éclairage très intéressant sur des débats qui ont déchiré nos sociétés depuis plusieurs années autour des représentations satiriques, y compris de figures religieuses, dans la presse ou l’espace public.
Pierre-Yves Bosshard, titulaire du brevet d’avocat, membre du comité de l’Association des juristes progressistes