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Chroniques droits humains

Les relations parents-enfants doivent pouvoir être soumises à un tribunal, par Pierre-Yves Bosshard

Chronique parue dans Le Courrier du 11 février 2022.

Le 8 février dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité, dans deux arrêts, que la Suisse avait violé le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6§1 de la Convention, en raison de l’impossibilité de faire examiner par un tribunal indépendant et impartial la situation parentale de pères non mariés avec des mères qui, au moment de la séparation, déménagent avec leur enfant commun à l’étranger1

Dans la première affaire, le requérant bernois avait eu une fille en 2008 avec une femme dont il s’est séparé une année plus tard. En 2014, l’autorité de protection de l’adulte et de l’enfant du canton de Berne attribua l’autorité parentale aux deux parents et la garde à la mère. Le requérant obtint un droit de visite du vendredi soir au dimanche soir, ainsi qu’une fois par mois un jour et trois nuits durant la semaine. Ayant trouvé un emploi à Bonn, dont elle était originaire, la mère a sollicité de l’autorité de protection de l’adulte et de l’enfant, le 9 décembre 2015, l’autorisation de déplacer la résidence habituelle de sa fille à compter du 1er février 2016. Par décision du 27 janvier 2016, cette autorité autorisa le déplacement, régla transitoirement la question des vacances et des contacts téléphoniques de l’enfant avec son père et décida de retirer l’effet suspensif à un éventuel recours. Cette décision fut communiquée aux parties le jour même par télécopie et la mère et l’enfant déménagèrent en Allemagne le surlendemain. Le père recourut contre cette décision auprès de la Cour suprême bernoise, mais cette dernière rejeta le recours, considérant qu’en vertu d’une convention internationale, les autorités suisses n’étaient plus compétentes pour se prononcer sur ce déplacement. Le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant dans un arrêt de principe le 23 mars 20172.

Dans la deuxième affaire, le requérant tessinois avait eu une fille, reconnue, en 2013 avec une femme avec laquelle il ne vivait pas. Le 24 août 2017, l’autorité de protection de l’adulte et de l’enfant attribua la garde exclusive de l’enfant à la mère et autorisa le déplacement de sa résidence habituelle dans la Principauté de Monaco. Elle retira l’effet suspensif à un éventuel recours. Le recours du requérant au Tribunal d’appel tessinois fut déclaré irrecevable, le tribunal constatant qu’il n’était pas compétent en raison du transfert de la résidence habituelle de la mère et de l’enfant à l’étranger. Le recours au Tribunal fédéral fut également rejeté pour ce motif en date du 12 mars 2018, le tribunal mentionnant toutefois que l’effet suspensif ne devrait être supprimé que dans des cas vraiment exceptionnels.

La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal pour toute question civile constitue l’un des aspects essentiels du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention. Cette disposition exige que les décisions prises par les autorités administratives qui ne peuvent pas être considérées comme un tribunal indépendant et impartial doivent pouvoir faire l’objet d’un contrôle ultérieur par un organe judiciaire de pleine juridiction, y compris le pouvoir d’annuler à tous égards, sur des questions de fait et de droit, la décision contestée.

Dans les cas qui lui ont été soumis, la Cour constate que le contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction national a été exclu par les autorités de protection de l’adulte et de l’enfant bernois et tessinois, qui ont décidé de l’absence d’effet suspensif d’un éventuel recours contre leur décision. Ces décisions ont eu pour effet de faire déclarer irrecevables les recours auprès des Tribunaux cantonaux, les enfants ayant dans l’intervalle déménagé. La Cour observe que ces décisions de retrait d’effet suspensif étaient d’autant plus discutables dans des procédures relevant du droit de la famille, susceptibles d’avoir des conséquences très graves et délicates pour les requérants dans la mesure où des questions du futur rapport avec leurs enfants ainsi que de leurs droits vis-à-vis de ces derniers étaient directement en jeu.

Ces arrêts font écho au débat qui a eu lieu lors de la mise en place du nouveau droit de la protection de l’adulte et de l’enfant. En effet, l’avant-projet de loi prévoyait la mise en place obligatoire d’un tribunal interdisciplinaire, mais cette proposition fut contestée en procédure de consultation. Ainsi, les cantons ont en majorité conservé leur organisation antérieure : des autorités judiciaires en Suisse romande et des autorités administratives en Suisse alémanique, au Tessin et dans le Jura. Nul doute que ces arrêts feront remonter à la surface ces débats.

1. Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 8 février 2022 dans la cause Tschan Josef Roth c. Suisse (3ème section). Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 8 février 2022 dans la cause Federico Plazzic. Suisse (3ème section).
2. Arrêt du Tribunal fédéral du 23 mars 2017 dans la cause 5A_619/2016 publié in ATF 143 III 193, JT 2018 II 187.

https://lecourrier.ch/2022/02/10/les-relations-parents-enfants-doivent-pouvoir-etre-soumises-a-un-tribunal/

Le Courrier, 11 février 2022

Pierre-Yves Bosshard, avocat et membre du comité de l’association des juristes progressistes