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Les autorités doivent lutter effectivement contre la discrimination raciale, par P.-Y. Bosshard

Chronique des droits

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Les autorités doivent lutter effectivement contre la discrimination raciale

Le mardi 20 février dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité, dans un arrêt de principe, que la Suisse avait violé l’article 14 de la Convention, qui proscrit toute discrimination, en relation avec l’article 8 qui garantit le respect de la sphère privée, ainsi que l’article 13 de la Convention qui assure le droit à un recours effectif en raison d’un contrôle d’identité effectué en gare de Zurich par la police municipale de Zurich le 5 février 2015 vers 7 heures du matin 1).

Né en 1974, de nationalité suisse, le requérant était à l’époque domicilié à Berne et employé de l’Ecole polytechnique de Zurich (EPFZ). Le matin du 5 février 2015, se rendant à son travail, il fut arrêté par trois agents de la police municipale pour un contrôle d’identité. A la suite de son refus, il fut mené à l’écart, les policiers lui demandant de lever les mains en l’air et d’écarter les jambes; les policiers fouillèrent ses poches et son sac à dos jusqu’à ce qu’ils trouvent un document permettant d’établir son identité. Dans un rapport du 26 février 2015, un des policiers qui avait procédé à ce contrôle écrivit notamment ce qui suit :

«Lors d’une patrouille (…), mon attention fut attirée par un individu à la peau foncée et de sexe masculin (identifié plus tard comme M. Wa Baile) qui me parut suspect. Ceci en raison du comportement de la personne en question (M. Wa Baile détourna son regard lorsqu’il s’avisa que j’étais policier et qu’il voulut passer à côté de moi). Comme la suspicion d’une infraction à loi sur les étrangers s’imposait, j’ai décidé de soumettre M. Wa Baile à un contrôle (…). »

De son côté, le requérant a exposé qu’il aurait regardé les trois policiers avant de détourner les yeux et poursuivre son chemin. Selon lui, aucun autre individu parmi la foule de personnes – presque toutes blanches de peau – se rendant au travail n’a été soumis à un contrôle d’identité.

Le 16 mars 2015, le requérant fut condamné à 100 francs d’amende pour refus d’obtempérer à une injonction de la police. Cette amende fut confirmée par les tribunaux successivement saisis jusqu’au Tribunal fédéral, rejetant tout motif discriminatoire au contrôle d’identité. Au mois de mars 2016, le requérant requit de la police municipale qu’elle constate l’illicéité du contrôle d’identité. Cette requête fut rejetée par la police, puis par le Conseil municipal (exécutif) de la Ville et, ultérieurement, par la Préfecture. En revanche, le 1er octobre 2020, le Tribunal administratif du canton de Zurich jugea que le contrôle avait été illicite, laissant toutefois ouverte la question de la discrimination raciale.

La Cour rappelle que le fait de traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables constitue une discrimination et que la discrimination raciale est une forme de discrimination particulièrement odieuse qui, compte tenu de la dangerosité de ses conséquences, exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. Celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme et renforcer ainsi la conception démocratique de la société, dans laquelle la diversité ne doit pas être perçue comme une menace, mais comme une richesse. Par conséquent, lorsque les autorités d’un Etat sont saisies d’un grief défendable selon lequel une personne a été visée par un agent public pour des motifs de race, elles ont l’obligation de rechercher si un lien peut être établi entre les attitudes racistes et l’acte litigieux. Une telle obligation est essentielle pour éviter que la protection contre la discrimination raciale ne devienne théorique ou illusoire, assurer une protection effective contre la stigmatisation des personnes concernées et prévenir la diffusion des attitudes xénophobes. Cette obligation doit également permettre à l’intéressé de démontrer, sans être confronté à des obstacles procéduraux insurmontables, que l’acte litigieux est intervenu en excès ou abus de pouvoir. En l’occurrence, la Cour juge que le grief de discrimination raciale n’a pas fait l’objet d’un examen effectif par les tribunaux, spécialement dans la procédure pénale, à laquelle se sont ensuite référés les tribunaux administratifs. Sur le fond, dans le cas concret, la Cour considère qu’il y a une présomption effective de traitement discriminatoire à l’égard du requérant, que le gouvernement suisse n’est pas parvenu à réfuter. Pour arriver à cette dernière conclusion, la Cour a pris en compte les rapports concernant la Suisse émanant d’instances internationales, notamment le rapport du 27 décembre 2021 du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) 2) , et celui du 10 décembre 2019 de la Commission du Conseil de l’Europe contre le racisme et l’intolérance (ECRI) 3), faisant état de cas de profilage racial par la police en Suisse.

Cet arrêt devrait, à n’en point douter, accélérer les processus politiques et administratifs visant à répondre aux recommandations de ces instances créées par des conventions internationales auxquelles la Suisse a adhéré. En particulier, comme le rappelle l’arrêt, l’ECRI a recommandé de former davantage la police à la question du profilage racial et à l’utilisation du standard de soupçon raisonnable. Elle a aussi vivement recommandé la création d’un organe, indépendant de la police et du ministère public, chargé d’enquêter sur les allégations de discrimination raciale et de comportements abusifs à motivation raciste de la police. De son côté, le CERD a prié instamment la Suisse de redoubler d’efforts pour lutter contre toute pratique des forces de l’ordre qui reposerait sur le profilage racial et à y mettre fin, notamment d’inclure dans sa législation une interdiction explicite du profilage racial et de renforcer la formation initiale et continue des forces de l’ordre sur la question du racisme et du profilage racial.

Pierre-Yves Bosshard, titulaire du brevet d’avocat, membre du comité de l’Association des juristes progressistes

  1. Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 20 février 2024 dans la cause Mohamed Shee Wa Baile c. Suisse (3ème section)
  2. Observations finales concernant le rapport de la Suisse valant dixième à douzième rapports périodique, du 27 décembre 2021, consultable sur www.eda.admin.ch
  3. Sixième rapport de l’ECRI sur la Suisse, du 10 décembre 2019, consultable sur www.coe.int