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Chronique droits humains

La lutte contre les violences faites aux femmes doit être ferme, par P.-Y. Bosshard

Chronique des droits parue dans Le Courrier du 04 avril 2025

Chronique parue dans Le Courrier du 04.04.2025

http://lecourrier.ch/2025/04/04/la-lutte-contre-les-violences-faites-aux-femmes-doit-etre-ferme/

Hier, en date du 3 avril, la Cour européenne des droits de l’homme a dit, par cinq voix contre deux, que la Suisse avait violé l’article 2 de la Convention, qui garantit le droit à la vie, pour ne pas avoir suffisamment protégé une femme qui avait été séquestrée, maltraitée et violée par son compagnon à qui elle ­venait d’annoncer vouloir se ­séparer1.

La requérante, née en 1969, rencontra un homme en novembre 2006 avec qui elle entama une relation intime. Celui-ci avait été condamné en 1995 à douze ans d’emprisonnement pour meurtre et viol commis en 1993. De septembre 2006 au 17 octobre 2006, il avait aussi été placé en détention provisoire dans le cadre d’une procédure pénale pour menaces, contrainte, utilisation abusive d’un système de télécommunication et diffamation à l’encontre de son ancienne compagne. Dans un rapport établi en vue de sa libération, un expert psychiatre avait indiqué qu’à court terme il n’y avait pas lieu de craindre pour cette dernière, mais que, dans des situations de séparation immédiate, cet homme pouvait ne pas gérer ses émotions et faire preuve d’actes de violence, d’autant qu’il traversait un moment difficile, avec un chômage de longue durée, une santé incertaine et un abus apparent d’analgésiques opiacés.

Quelques mois plus tard, le 29 août 2007, la requérante prit contact avec le médecin de famille de l’homme en raison du comportement de ce dernier. Le médecin lui conseilla de mettre un terme à leur relation, précisant qu’il fallait éviter de le faire de manière abrupte. Le médecin informa la police de son entretien avec la requérante et, le lendemain, un policier eut un entretien téléphonique avec celle-ci au cours duquel elle indiqua que, souhaitant mettre fin à cette relation, elle subissait un harcèlement de la part de l’homme, par téléphone et SMS. Le policier, qui n’avait pas connaissance des rapports psychiatriques de l’homme, prit note qu’elle ne souhaitait pas déposer plainte à ce stade.

Le 19 septembre 2007, la requérante envoya à l’homme un courrier électronique pour mettre fin à leur relation. L’homme se rendit alors au domicile de la requérante, réussit à s’introduire à l’intérieur de l’appartement et maîtrisa cette dernière. Il la conduisit à son propre domicile où, après avoir tenté de l’asphyxier dans son garage durant deux heures, il la viola sur le capot de son véhicule. Puis, avec une arbalète, il tira à trois reprises dans le thorax de la requérante, la menotta et la mit dans le coffre de sa voiture et conduisit ainsi plusieurs heures. De retour à son appartement, il continua de la menacer. Elle fut sauvée grâce à l’intervention du psychologue de l’homme avec qui ce dernier avait pris contact. L’homme fut arrêté et se suicida deux jours plus tard durant sa garde à vue. L’action en responsabilité de l’Etat engagée par la requérante fut rejetée, jusqu’au Tribunal fédéral2.

La cour rappelle que l’article 2 de la Convention astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Dans certaines circonstances, cette obligation positive le charge d’adopter des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui. Il faut que les autorités fassent tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance.

Dans le cas présent, la cour estime que, prises dans leur ensemble, les autorités suisses avaient connaissance tout à la fois de la relation entre la requérante et l’homme, des antécédents de celui-ci, ainsi que de la réalité et du caractère imminent du danger qu’il pouvait représenter, attesté par les rapports psychiatriques. Elles n’ont toutefois pas pris les mesures adéquates de protection, en raison notamment d’un manque de communication et d’une coordination insuffisante entre les services, le policier ne connaissant en particulier pas la teneur des rapports d’expertise psychiatrique.

Cet arrêt est suivi de trois opinions séparées: l’une dissidente, rédigée par le juge ad hoc suisse auquel s’est ralliée la juge monégasque, qui relève que le policier était la seule autorité avec qui la requérante avait été en contact, mais qu’il n’avait pas connaissance de tout le dossier psychiatrique de l’homme et qu’il n’est pas admissible d’additionner des éléments d’informations dont disposaient des autorités indépendantes les unes des autres, d’autant que certains éléments étaient couverts par le droit au respect de la vie privée. Le juge saint-marinais et la juge tchèque ont souligné l’importance de cet arrêt dans le cadre de la lutte contre les féminicides. L’opinion concordante de la juge espagnole, très intéressante, développe quant à elle les solutions retenues par certaines législations nationales, en Grande-Bretagne et en Espagne notamment, pour concilier le nécessaire équilibre entre le droit à la vie de la victime et le droit au respect de la vie privée de l’agresseur. Il n’y a pas de doute que ces considérations seront reprises dans les débats politiques et juridiques à venir, en Suisse comme à l’étranger.

Pierre-Yves Bosshard, titulaire du brevet d’avocat, membre du comité de l’Association des juristes progressistes

  1. Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 3 avril 2025 dans la cause N. D. c. Suisse (5e section) ↩︎
  2. Arrêt du Tribunal fédéral du 8 juin 2018 dans la cause 2C_816/2017 ↩︎