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Chronique droits humains

L’usage de la force doit toujours être proportionné, par P.-Y. Bosshard

Chronique parue dans Le Courrier du 22.08.2025

Chronique parue dans Le Courrier du 22.08.2025

https://lecourrier.ch/2025/07/25/nul-ne-peut-etre-condamne-si-cela-nest-pas-prevu-par-la-loi

Le lundi 30 juin, le collège de la Grande Chambre a rejeté les 12 requêtes de renvoi qui lui étaient présentées et a ainsi rendu définitifs les 12 arrêts de chambre correspondants. Parmi ces arrêts figure l’arrêt de chambre rendu le 27 février dernier par lequel la Cour avait dit à l’unanimité que la France avait violé l’article 2 de la Convention qui garantit le droit à la vie de toute personne pour avoir tué un étudiant lors d’une opération de maintien de l’ordre à l’occasion d’affrontements violents entre des manifestants opposés à la construction d’un barrage et des gendarmes mobiles1.

Projeté depuis 1989, un projet de barrage dans le Sud-Ouest de la France visant à permettre l’irrigation régulière de terres agricoles fit l’objet de contestations de plus en plus vives dès l’année 2011 en raison de son impact sur une zone humide où était présentes plus de 94 espèces protégées. Une zone à défendre (ZAD) fut créée en novembre 2013 pour empêcher la réalisation des travaux. Des affrontements violents avec les forces de l’ordre eurent lieu durant les mois d’août et septembre 2014. Une manifestation fut programmée sur le site pour le samedi 25 octobre 2014 avec un cortège qui devait se rendre à proximité d’une zone où étaient stockées des machines de chantier. Le fils du requérant, étudiant alors âgé de 21 ans, se rendit sur le site de la manifestation. Dans l’après-midi, des manifestants, dont il ne faisait pas partie, quittèrent le cortège pour se rendre sur un terre-plein faisant face à la zone protégée par les forces de l’ordre. La situation dégénéra avec l’arrivée de personnes qui lancèrent des bouteilles incendiaires sur les policiers et l’usage de la force fut ordonné. Puis les manifestants violents se retirèrent et la situation s’apaisa après 19 heures. Cependant, après minuit, les gendarmes furent visés par des projectiles de la part de manifestants de plus en plus nombreux qui s’avançaient vers eux. Les gendarmes lancèrent des grenades lacrymogènes, puis l’usage d’armes dites «à feu» fut autorisé. Peu avant 2 heures du matin, le fils du requérant se rendit dans la zone des affrontements sans toutefois y participer. Il s’avança en direction des gendarmes à une distance de 10 à 20 mètres. A ce moment-là, après avoir verbalement adressé un avertissement – le haut-parleur étant alors défectueux – un gendarme lança une grenade offensive par un mouvement de lancer «en cloche» au-dessus du grillage. Le fils du requérant fut mortellement atteint, la grenade étant tombée accidentellement entre son cou et le sac à dos qu’il ­portait.

La Cour rappelle que le recours à la force n’est autorisé que lorsque cela est absolument nécessaire. Pour en juger, il faut examiner l’ensemble des circonstances ayant entouré les actes des agents, notamment le cadre juridique et réglementaire en vigueur, ainsi que leur préparation et le contrôle exercé sur eux. Les agents des forces de l’ordre ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exécutent leurs fonctions: un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquels ils peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu. Quand il s’agit de réprimer une émeute ou une insurrection, les forces de sécurité doivent être correctement équipées, avoir reçu une bonne formation visant au respect des règles internationales en matière de droits de l’homme et d’exercice des fonctions policières et avoir reçu des instructions claires et précises quant à la manière et aux circonstances dans lesquelles elles peuvent faire usage d’armes à feu.

Dans le cas qui lui a été soumis, la Cour a relevé la complexité du cadre juridique applicable, affectant son accessibilité et son intelligibilité. Ce cadre était aussi lacunaire en ce qu’il ne définissait pas les critères permettant de passer d’une phase d’utilisation d’une arme à une arme plus dangereuse. Cela laissait donc les gendarmes en opération de maintien de l’ordre dans le flou. En outre, la grenade offensive utilisée était particulièrement dangereuse, ce qui nécessitait un cadre d’emploi précis et protecteur spécifique, exigeant une formation particulière, l’interdiction du lancer en cloche, la mise en œuvre par une équipe ou au moins un binôme et le respect d’une distance de sécurité. Or, à l’époque des faits, ce cadre était inexistant. Enfin, durant la nuit, la direction des opérations avait été laissée à la hiérarchie opérationnelle sur le terrain, alors que la situation nécessitait une adaptation permanente des objectifs et du dispositif à mettre en œuvre. Ces défaillances ont conduit à ce que le seuil d’exigences requis pour s’assurer que tout risque pour la vie avait été réduit au minimum n’a pas été atteint.

En Suisse, contrairement à la France, la règlementation des pratiques policières relèvent essentiellement des cantons, voire des communes. Il y a près de trois ans, le Centre suisse de compétences pour les droits humains a publié un rapport très intéressant, rédigé notamment par le Professeur Jörg Künzli, sur la pratique policière conforme aux droits humains2. Il comprend en particulier une quinzaine de recommandations susceptibles de nourrir le débat politique et juridique autour de cette problématique.

Pierre-Yves Bosshard, titulaire du brevet d’avocat, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

  1. Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 27 février 2025 dans la cause Jean-Pierre Fraisse et consorts c. France (5e section), définitif au 30 juin 2025 ↩︎
  2. > Des pratiques policières conformes aux droits humains, consultable sur le site du Centre de compétence: skmr.ch ↩︎