Chronique parue dans Le Courrier du 25.07.2025
https://lecourrier.ch/2025/07/25/nul-ne-peut-etre-condamne-si-cela-nest-pas-prevu-par-la-loi
Le mardi 22 juillet dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit par six voix contre une que la Türkiye (la Turquie) avait violé l’article 7 de la Convention, qui consacre le principe de la légalité des délits et des peines, ainsi que l’article 6 § 1 qui garantit le droit à un procès équitable pour avoir infligé à 239 requérants une peine de prison pour appartenance à une organisation terroriste armée sur la seule base de l’utilisation d’une application de messagerie1.
Il y a neuf ans, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe des forces armées turques a tenté de mener un coup d’Etat militaire visant à renverser le parlement, le gouvernement et le président démocratiquement élu. Au lendemain de cette tentative, qui a échoué, les autorités nationales ont accusé un réseau lié à un citoyen turc résidant alors aux Etats-Unis, Fetullah Gülen, d’être à l’origine de ce coup d’Etat et d’avoir infiltré les forces armées.
Des enquêtes pénales ont été ouvertes dans tout le pays à l’encontre des personnes soupçonnées d’avoir participé à la tentative de coup d’Etat et contre des personnes soupçonnées d’avoir des liens avec ce réseau dénommé FETÖ/PDY. Les requérants furent accusés d’appartenance à une organisation terroriste armée pour le motif qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir à ce réseau, puis furent condamnés de ce chef d’accusation. Leurs condamnations reposaient dans une mesure déterminante sur leur utilisation supposée d’une messagerie cryptée, dénommée ByLock, dont les juridictions turques considéraient que, sous les dehors d’une application grand public, elle avait été conçue pour l’usage exclusif des membres du réseau FETÖ/PDY.
Dans ces causes, la Cour se réfère à un arrêt de principe qu’elle a rendu il y a près de deux ans concernant un enseignant turc démis de ses fonctions après la tentative de coup d’Etat et condamné à une peine de six ans et trois mois d’emprisonnement2.
Dans cette affaire, la Cour rappelait que l’article 7 de la Convention qui prohibe toute condamnation pour une action ou une omission qui au moment où elle a été commise ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international était un élément essentiel de la prééminence du droit et occupait un place primordiale dans le système de protection de la Convention. Cette place primordiale est attestée par le fait qu’il ne peut y avoir de dérogation, même en temps de guerre ou d’autre danger public.
Or, en considérant, par une interprétation extensive de la loi, que la simple utilisation de l’application ByLock révélait l’appartenance à une organisation terroriste armée, les juridictions turques avaient, de manière imprévisible, fait abstraction de la condition légale que l’auteur veuille effectivement appartenir à une telle organisation.
En outre, le requérant n’avait pas été mis en mesure de contester de manière effective le principal élément de preuve en cause, soit l’utilisation de l’application ByLock et de se défendre sur un pied d’égalité avec l’accusation, ce qui constituait une atteinte à la garantie d’un procès équitable. Les causes jugées le 22 juillet dernier étant similaires, elles ont conduit la Cour à dire que la Türkiye avait violé les articles 6 et 7 de la Convention dans ces 239 affaires.
La Cour souligne enfin que ces constats de violation révélaient un problème systémique qui touche un grand nombre de personnes, devant être résolu au niveau national. Depuis la reddition de l’arrêt de principe de 2023, elle a déjà communiqué au gouvernement turc quelque 5000 requêtes similaires et des milliers de requêtes continuent d’affluer et d’être inscrites au rôle de la Cour.
En ces temps troublés, il est réjouissant de constater que les juridictions puissent rappeler que le noyau des droits fondamentaux n’est pas susceptible d’être entamé, même en cas de guerre ou de graves troubles internes à un Etat.
Pierre-Yves Bosshard, titulaire du brevet d’avocat, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.